L’évolution est-elle moins aléatoire qu’on le pense ?
Les mutations génétiques, qui mettent en mouvement l’évolution, sont-elles totalement aléatoires, comme on l’apprend en général à l’école ? Pas si sûr, selon une étude publiée récemment dans la revue Nature par une équipe de l’Institut Max-Planck (Allemagne), qui a étudié les processus évolutifs d’une espèce de plante autoféconde, l’arabette des dames (Arabidopsis thaliana). Tous ses gènes ne seraient pas, en tout cas, aussi susceptibles de muter. Pour parvenir à ce résultat étonnant, l’équipe a dû neutraliser en laboratoire le facteur de sélection naturelle qui invisibilise, en les éliminant, toute une partie des mutations spontanées. Une remise en question de Darwin ? Une mise à jour, plutôt.
Hasard et nécessité : en amont de tout processus de sélection naturelle, tels sont les deux principes fondamentaux de la vie, pour reprendre le titre d’un ouvrage décisif de Jacques Monod paru en 1970, lequel a donné sa plus iconique formulation à cette logique à deux têtes :
- Nécessité d’une part : « L’invariant biologique fondamental est l’ADN. […] Il n’existe aucun mécanisme concevable par lequel une instruction ou information quelconque pourrait être transférée à l’ADN. Le système tout entier, par conséquent, est totalement, intensément conservateur, fermé sur soi-même, et absolument incapable de recevoir quelque enseignement que ce soit du monde extérieur. »
- Hasard d’autre part : « La physique cependant nous enseigne qu’aucune entité microscopique ne peut manquer de subir des perturbations d’ordre quantique, dont l’accumulation, au sein d’un système macroscopique, en altérera la structure, graduellement mais immanquablement. […] Nous disons que ces altérations sont accidentelles, qu’elles ont lieu au hasard. Et puisqu’elles constituent la seule source possible de modifications du texte génétique, seul dépositaire, à son tour, des structures héréditaires de l’organisme, il s’ensuit nécessairement que le hasard seul est à la source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue mais aveugle, à la racine même du prodigieux édifice de l’évolution. »
Ce modèle de l’évolution a prévalu pendant des décennies. Mais est-il, à proprement parler, darwinien ? La place du hasard, dans l’explication des « variations », est beaucoup plus ambigüe qu’on ne le croit souvent chez Darwin. Comme il le confie dans L’Origine des espèces (1859) : « J’ai, jusqu’à présent, parlé des variations – si communes et si diverses chez les êtres organisés réduits à l’état de domesticité, et, à un degré moindre, chez ceux qui se trouvent à l’état sauvage – comme si elles étaient dues au hasard. C’est là, sans contredit, une expression bien incorrecte ; peut-être, cependant, a-t-elle un avantage en ce qu’elle sert à démontrer notre ignorance absolue sur les causes de chaque variation particulière. » Darwin émet alors une hypothèse : l’influence des « conditions d’existence auxquelles chaque espèce a été soumise pendant plusieurs générations ».
Les recherches de l’Institut Max-Planck ouvrent une autre piste. Elles montrent en effet que les gènes n’ont pas tous une probabilité de mutation égale. Les gènes responsables des fonctions vitales essentielles ont tendance à muter beaucoup plus rarement. En revanche, les gènes qui permettent une adaptation aux changements de l’environnement ont tendance à être beaucoup plus plastiques (comme le pressentait, dans une certaine mesure, Darwin). Retour d’une forme de finalisme ? Pas pour Grey Monroe, signataire de l’étude : « Cela suggère que le biais de mutation que nous décrivons est lui-même le produit de la sélection naturelle, qu’il existe une forme de circularité dans le processus évolutif », qui agirait rétroactivement pour conserver les individus à la fois plus stables dans leur structure essentielle, et plus adaptables à la marge. Une sorte d’auto-organisation vivante du hasard, qui ne supprime pas, bien entendu, l’aléa… mais le pondère peu à peu d’une probabilité différenciée.
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