De loin, c'est une vague verte, comme tant d'autres qui déferlent sur les terres françaises en cette période de croissance des cultures. Mais lorsqu'on s'approche, le mal qui ronge les plantes apparaît : le sol est craquelé comme en juillet, les épis de blé ou d'orge desséchés sur pied et les grains peinent à arriver à maturité. La sécheresse s'installe durablement dans les champs, au grand dam des céréaliers.
"On a commencé à s'inquiéter début avril après avoir vu passer le mois de mars sans réelle pluie. Il y a bien eu quelques orages, mais la terre, trop sèche, n'a pas pu en profiter", raconte Nicolas Dufour. L'agriculteur, âgé de 33 ans, s'est lancé en 2004 dans la culture du blé, de l'orge et du colza aux côtés de son père, Jean-Marc, dans l'exploitation familiale, 190 hectares, à Champmotteux, dans l'Essonne, à la frontière avec le Loiret.
"ON EST DÉMORALISÉS"
Chaque jour, les deux hommes suivent le même rituel : passage en revue des sites de prévisions météo, examen des plantes et relevé d'un pluviomètre désespéremment vide. Dans leurs cahiers, les chiffres s'alignent, éloquents : 35 mm en janvier, 26 en février, 25 en mars. Et 7 mm en avril, tombés en une journée, le dimanche de Pâques. Depuis, plus rien, alors qu'à l'accoutumée, à cette période de l'année, les 80 mm mensuels sont monnaie courante.
Ce midi-là, il y a bien quelques nuages menaçants, et un soleil qui peine à percer. "Mais la pluie, on n'y croit plus. A chaque fois qu'on nous annonce un grain, le temps change au dernier moment et pas une goutte ne tombe", lâche Nicolas. Au même moment, dans le petit écran qui trône au milieu du salon de la ferme, la présentatrice météo annonce une semaine de beau temps sur une majeure de partie de la France. "Et voilà... On est démoralisés", commente le père.
PAS DE SYSTÈMES D'IRRIGATION
Car, dans cette région aux confins de la Beauce, le sol a une particularité : seulement dix centimètres de terre recouvrent des mètres de roche. Les terres, trop superficielles, ne peuvent emmagasiner l'eau de pluie et réclament des averses régulières pour être correctement irriguées.
Cette géologie particulière a découragé les Dufour, comme une majorité de producteurs de blé, d'installer des systèmes d'irrigation, dont le coût d'investissement est élevé. "Il faudrait forer à plus de 60 mètres. Et à plusieurs endroits, car nos parcelles sont morcelées. Il faudrait enterrer des conduites d'eau et prévoir des pompes puissantes. Sans compter que l'irrigation est concernée par les mesures de restriction d'eau, déplore Jean-Marc Dufour. Depuis le début, on a donc toujours compté sur la pluie."
UNE SÉCHERESSE PIRE QU'EN 1976 ?
Son exploitation, Jean-Marc Dufour, âgé de 62 ans, l'a acquise en 1976, année de la plus grande sécheresse qu'ait connue l'Hexagone. A cette époque, il possédait quarante hectares, seulement du blé. La météo a amputé sa récolte de moitié mais a laissé intact son allant. "Quand on est jeune et plein d'ambition, on se serre la ceinture et on s'accroche", assure-t-il. Avec l'aide de l'Etat, un prêt à taux réduit au Crédit agricole, et surtout beaucoup d'huile de coude, il a remis sur pied et consolidé ses cultures.
Plus tard, il y a bien eu les sécheresses de 1986, 1992, 2003 et 2005. Mais 1976 est resté gravée dans les mémoires comme la référence en termes de catastrophe agricole. Un triste record que l'année 2011 pourrait bien battre. Avec des températures dignes du mois de juillet, des précipitations qui n'ont atteint que 29 % des normales de saison et 68 % des nappes phréatiques qui présentent des niveaux inférieurs à la norme, ce printemps sans eau laisse présager une sécheresse inquiétante cet été.
DÉJÀ EN PLEINE FLORAISON
Signe qui ne trompe pas : le blé a presque trois semaines d'avance sur son cycle de croissance. "Quand elle ressent un stress, la plante pousse plus vite pour faire ses épis, produire ses grains et assurer sa reproduction", décrit Nicolas Dufour. Dans les champs, les cultures semées en octobre sont déjà en pleine floraison. La récolte, qui a d'habitude lieu en août, devrait donc se faire cette année un mois plus tôt, début juillet.
Les agriculteurs n'ont rien contre une moisson précoce. Mais cette croissance accélérée s'est faite au détriment de la qualité et de la quantité des grains, dansles champs de blé d'hiver mais également dans les champs d'orge de printemps, tout aussi clairsemés. "Au printemps, la tige principale de chaque pied fait apparaître des talles, c'est-à-dire des tiges secondaires, toutes vertes, qui doivent donner chacune un épi. Mais en raison du manque d'eau, la plante a laissé mourir toutes les talles secondaires pour permettre à la première d'assurer sa croissance, détaille l'agriculteur. On obtiendra donc des grains moins nombreux, mais aussi plus petits." "Et puis regardez la taille des blés : ils atteignent difficilement 30 cm alors qu'ils devraient être à 70 cm."
MANQUE À GAGNER
S'il ne pleut pas d'ici au mois de juin, la famille Dufour ne donne pas cher de sa récolte : "Comme en 1976, on se dirige vers une perte de production de 50 % par rapport à une année normale. Il y a des parcelles que l'on ne va même pas moissonner, tellement les plants sont grillés. Cela fait mal au cœur", se désole Nicolas Dufour, en arpentant ses terres du haut de son tracteur, le regard sombre.
Mais c'est surtout le porte-monnaie qui risque de souffrir. Avec une récolte qui tournerait autour de 4 tonnes par hectare, au lieu des 8 tonnes ordinaires, les deux agriculteurs chiffrent leur manque à gagner à 80 000 euros. "La baisse de rendement nous sera doublement préjudiciable : nous vendrons moins et moins cher, regrettent-ils. Car nous nous sommes engagés l'an dernier, sur la moitié de notre production, à un prix de vente de 175 euros la tonne. Or, le blé s'échange aujourd'hui autour de 200 euros. Avec la sécheresse, nous risquons donc de n'avoir que très peu de grains à céder au prix du marché."
COURS DES CÉRÉALES
Tout dépendra donc de l'évolution des cours des matières premières d'ici à l'été, alors que les prix sont pour l'instant soutenus par une demande forte, la sécheresse en Chine ou en Russie ou encore les inondations en Australie. Au contraire des éleveurs, qui souffrent d'un manque de fourrage et d'une flambée du prix des céréales, les producteurs de blé, eux, peuvent négocier une partie de leur prix de vente et donc s'assurer un minimum de rentabilité sur les marchés.
"Mais dans le cas d'une forte sécheresse, il faudrait vendre à 300 euros la tonne pour compenser les pertes de production. Ce qui a peu de chances d'arriver, admet Nicolas Dufour. Sans compter que certaines années, comme en 2009, les cours sont très bas et nous perdons beaucoup d'argent. Des années avec des prix plus hauts, comme en 2011, sont donc censées compenser les pertes de trésoreries précédentes et le remboursement des investissements."
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