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Biohackers : les bricoleurs d'ADN

Extraire et dupliquer son propre ADN ? Fabriquer un OGM ? Aux Etats-Unis, des débrouillards qui revendiquent le nom de "biohackers" le font dans leur garage ou leur cuisine.

Par Yves Eudes

Publié le 04 septembre 2009 à 14h26, modifié le 05 juillet 2013 à 08h00

Temps de Lecture 12 min.

Les biohackers se disent conscients des risques inhérents au génie génétique, même s'ils affirment qu'ils sont très gérables.

Une ruelle discrète, dans un quartier populaire de San Francisco, Californie. Une bande de hackers informatiques, ces fous de programmation et de réseaux, voire de piratage, est installée à demeure dans un petit hangar, qu'ils ont baptisé Noisebridge puis aménagé en "hacker space". Au rez-de-chaussée, un atelier d'électronique, des établis, des caisses à outils, et aussi une cuisine et un bar. A l'étage, des sofas, une batterie d'ordinateurs et une bibliothèque technique. Ils sont une centaine à venir ici régulièrement, pour travailler, s'entraider ou bavarder. Leurs projets vont de la création de logiciels permettant de surfer sur Internet en restant anonyme jusqu'à la fabrication d'un bracelet de cheville qui indique le nord à coups de vibrations.

Ce soir, ils sont venus découvrir un domaine qu'ils connaissent mal : le bricolage appliqué aux manipulations génétiques. Ils ont invité une dizaine de militants d'un groupe baptisé DIYbio – "Do-it-Yourself Biology", la biologie à faire soi-même. Né sur Internet, DIYbio (www.diybio.org) est rapidement devenu une vraie communauté. Certains sont de jeunes biologistes diplômés qui ont décidé de sortir des sentiers battus, d'autres des autodidactes. Presque tous revendiquent le titre de "biohackers", car ils entendent mener leurs recherches en toute liberté, loin des laboratoires officiels. Dans un premier temps, ils veulent gagner à leur cause les hackers informatiques, une communauté nombreuse, dynamique et dotée d'une culture forte : compétence technique, solidarité, irrespect à l'égard des autorités et des savoirs établis et, surtout, désir irrépressible de démonter tout ce qui leur tombe sous la main pour voir comment ça marche.

Les biohackers s'installent dans la cuisine. Kay Aull, une grande fille simple et souriante, est venue spécialement de Boston. Elle demande à un habitué de Noisebridge, un garçon fortement tatoué, de cracher dans un tube de verre. Puis elle lui ordonne de verser dans le tube une pincée de sel, une goutte de liquide vaisselle, du jus de pamplemousse et un doigt de rhum. Au bout de quelques instants, des filaments blanchâtres montent à la surface : "C'est ton ADN, tu viens de l'extraire de ta salive. Tu peux le sortir du tube avec un cure-dents." Tandis que la petite foule applaudit, Kay explique ce qui vient de se passer : "Pour simplifier, le détergent casse la paroi des cellules, le sel amalgame l'ADN, le pamplemousse neutralise les protéines qui pourraient l'endommager et l'alcool le chasse vers la surface."

Pour un biologiste professionnel, cette expérience est totalement banale, mais Kay et sa bande ont remarqué ses vertus pédagogiques : "Le grand public considère le génie génétique comme une activité quasi magique, réservée à une élite intellectuelle. D'autres pensent qu'on peut la mettre en œuvre uniquement dans des laboratoires ultrasophistiqués coûtant des milliards de dollars. C'est faux. Nous devons aussi répondre à tous ceux qui prêchent l'obscurantisme" et pour qui les manipulations génétiques et les OGM sont un crime contre la nature ou contre la volonté divine. "Or, là, quand vous voyez votre ADN apparaître grâce à des ingrédients aussi familiers, une énorme barrière psychologique tombe d'un seul coup."

Née en Californie, Kay Aull, 23 ans, vit à présent près de Boston, dans une petite maison en désordre qu'elle partage avec trois colocataires. Après sa licence de biologie, elle a travaillé quelque temps pour une start-up qui a fait faillite : "Aujourd'hui, je suis chômeuse et biohacker free-lance. Je travaille chez moi." Vu le manque de place, elle a construit son laboratoire dans un placard. Sur les étagères surchargées, on remarque d'abord un thermocycleur, engin servant à dupliquer l'ADN : "Neuf, il coûte 4 000 dollars [environ 2 800 euros]. Je l'ai acheté d'occasion, sur le site d'enchères eBay, pour 59 dollars. Il était cassé, je l'ai réparé." Elle a fabriqué les autres instruments elle-même. Son incubateur est taillé dans une boîte d'emballage en polystyrène et le thermostat provient d'un vieil aquarium. Le boîtier électrifié servant à séparer les segments d'ADN a été bricolé à partir d'un cadre de tableau et d'une boîte en plastique tapissée de papier aluminium. La lumière bleue, indispensable pour voir l'ADN, provient d'une guirlande de Noël roulée dans le fond du boîtier. Les filtres de couleur purifiant la lumière sont des feuilles de plastique utilisées par les photographes. Kay minimise son exploit : "Ces machines sont assez simples. Si elles sont chères, c'est parce que les seuls clients sont des entreprises et des universités avec de gros budgets. Du coup, les fabricants se prennent des marges bénéficiaires gigantesques."

Armée de ce bric-à-brac, Kay a d'abord modifié le génome d'une bactérie : "Je l'ai surtout fait pour prouver qu'on peut réussir ce genre de chose sans labo professionnel." Sa bactérie vit toujours, dans le congélateur de la cuisine. Puis Kay a voulu savoir si elle risquait de développer une maladie sanguine assez grave, l'hémochromatose, présente dans sa famille. Pour cela, elle a procédé à l'analyse de son propre ADN. Après plusieurs soirées de travail, elle découvre, la veille de son départ pour San Francisco, qu'elle est porteuse d'une mutation génétique favorisant l'apparition de la maladie. Dès son arrivée chez les hackers californiens, elle leur annonce son autodiagnostic, sans fausse pudeur, simplement pour démontrer la puissance du biohacking : "Voilà ce qui est faisable avec 1 000 dollars, un placard et un mois de loyer." Séduits, les responsables de Noisebridge envisagent de louer le local voisin pour accueillir les militants de DIYbio et entamer le rapprochement entre les deux tribus.

Génie génétique et démocratique

Kay n'aurait rien pu faire si elle avait été coupée du monde, mais les adeptes de DIYbio profitent d'une situation inédite dans l'histoire des sciences de la vie : Internet a totalement démocratisé l'accès au savoir. Les universités y publient leurs cours, leurs articles scientifiques, leur documentation. Les laboratoires publics et certaines entreprises mettent en ligne des bases de données contenant leurs découvertes. Le code du génome humain est disponible sous la forme d'un fichier de 1,44 gigaoctet – à peu près la taille d'un film piraté. N'importe qui peut faire analyser son propre génome pour quelques centaines de dollars, en envoyant un échantillon de salive à une société spécialisée. Pour aller plus loin, il existe des logiciels gratuits facilitant l'exploitation des données brutes. D'autres programmes permettent d'inventer un segment d'ADN artificiel sur un PC. Il suffit ensuite d'envoyer sa formule par courriel à un laboratoire pour recevoir par la poste, quelques jours plus tard, le segment d'ADN de synthèse fabriqué sur mesure, pour un prix raisonnable. Les gels, les teintures et les éléments biologiques permettant de comparer, de sectionner et de modifier l'ADN s'achètent aussi via Internet.

En Californie, les biohackers ont lancé de front plusieurs projets. Josh Perfetto, 30 ans, petit brun calme et discret, a derrière lui une brillante carrière d'informaticien. Il vit avec son épouse dans une belle maison à Saratoga, à deux heures de San Francisco. En 2007, tout en travaillant à plein-temps, Josh avait décidé de se reconvertir dans le génie génétique. Son rêve : modifier une bactérie afin qu'elle produise un biocarburant de type éthanol, en ne consommant que de l'eau et la lumière du soleil.

Josh se met à étudier la biologie de façon intensive, seul, le soir et le week-end. Puis il loue un petit local dans un parc industriel et monte un labo rudimentaire : "J'ai acheté de l'équipement d'occasion, ça m'a coûté 20 000 dollars [14 000 euros]." Après des mois d'efforts, il réussit à produire un peu d'éthanol, mais ses coûts de revient sont trop élevés. Il décide malgré tout de suivre sa passion. Il quitte son emploi et monte une start-up de gestion d'annonces publicitaires sur Internet : "ça rapporte peu, mais ça ne me prend qu'une quinzaine d'heures par semaine, ça me laisse du temps pour mon projet de biocarburant."

Pourtant, faute d'argent, Josh doit abandonner son local. Il transporte chez lui tout son équipement, qui encombre désormais ses placards. Il hésite à remonter son labo dans son garage : "Ce type d'activité produit des fumées et des odeurs qui pourraient déranger les voisins, et aussi des déchets chimiques dont il faut se débarrasser proprement." Le problème essentiel est bien sûr la bactérie elle-même : "Quand je modifie mes bactéries pour qu'elles produisent de l'éthanol, j'introduis également une seconde modification qui les rend résistantes aux antibiotiques. Puis j'injecte des antibiotiques dans leur bocal pour faire le tri : seules celles sur lesquelles la modification a réussi survivent." Il se retrouve donc avec des stocks d'OGM résistants aux antibiotiques : "Je dois faire attention, car si ces organismes s'échappaient dans la nature, ils pourraient transmettre leur résistance à d'autres bactéries pathogènes, dangereuses pour l'homme."

Quand Josh découvre l'existence des DIYbio, il se joint à eux aussitôt, dans l'espoir de monter un labo collectif. Il fait la connaissance d'un militant très actif, Tito Jankowski, un grand blond athlétique de 22 ans. Tito, qui a grandi à Hawaï, vit à Sacramento, à deux heures de San Francisco, où il travaille pour une société d'audit chargée d'améliorer le fonctionnement de l'administration. Mais dès qu'il a un moment libre, il se consacre à sa nouvelle passion.

"Design libre"

Tito est convaincu que le biohacking deviendra rapidement un mouvement de masse si on propose au public des appareils à la fois pratiques, compacts et bon marché. Ils devront aussi être beaux, avec des formes et des couleurs harmonieuses – alors qu'aujourd'hui les appareils professionnels ont un aspect délibérément rébarbatif, comme s'ils avaient été conçus pour décourager les amateurs. Avec un copain resté à Hawaï, avec qui il communique par Internet, Tito a entrepris de fabriquer une boîte de séparation de l'ADN très design. Il a transformé la buanderie et le salon de son appartement en atelier, avec des scies, des étaux, des fers à souder et beaucoup de poussière. Après des mois de travail, il touche au but, son engin fonctionne : "Il reviendra à 200 dollars [140 euros], avec des performances supérieures à celles des machines existantes, qui coûtent vingt fois plus cher." Déjà, Josh et Tito travaillent ensemble à la conception d'un appareil qui combinerait duplication, séparation et visualisation de l'ADN. Il serait commandé par un minimodule électronique très bon marché, conçu par des hackers informatiques européens et américains.

Ils vont peut-être recevoir l'aide de Tim Heath, un quadragénaire de la Silicon Valley, spécialiste des logiciels libres. Après avoir rencontré par hasard des militants de DIYbio, Tim décide de s'initier à la génétique en leur compagnie : "Au début, j'étais un peu ridicule, je n'y arrivais pas. Puis j'ai compris que le fonctionnement d'une cellule ressemble à celui d'un ordinateur, ou l'inverse, et là tout est allé très vite. Le code du génome humain comporte trois milliards de paires de base. Or je travaille régulièrement sur des logiciels dont le code-source contient trois milliards d'octets. Ce volume de données ne me fait pas peur."

Les membres de DIYbio ont décidé de mettre leurs savoirs et leurs découvertes en commun. Ils ont repris à leur compte la philosophie de base des hackers informatiques, qui a donné naissance au mouvement mondial du logiciel libre : partage des connaissances, solidarité et travail en collaboration. Comme leurs aînés, les biohackers rejettent le concept de secret de fabrication, et refuseront de déposer des brevets ou des copyrights sur leurs inventions. Ils en laisseront certaines tomber dans le domaine public et protégeront les autres en utilisant les instruments juridiques inventés par les hackers dans les années 1990, tels que la "licence libre" ou le "copyleft" : n'importe qui a le droit de s'emparer d'un programme "libre" pour le modifier ou l'améliorer, à condition que les versions ultérieures soient, elles aussi, libres et ouvertes. Kay Aull a commencé à publier sur Internet ses notes de travail, pour éviter aux débutants d'avoir à refaire le même chemin. Tito Jankowski a créé une start-up pour exploiter son appareil mais, par ailleurs, il va publier ses plans sur Internet afin que d'autres puissent l'améliorer : "Après le logiciel libre, nous devons imposer le “design libre”. Et si un industriel chinois utilise mes plans pour fabriquer mon engin pour 3 dollars pièce, ce sera tant mieux. Le biohacking deviendra un hobby planétaire."

La "bioerreur", scénario crédible

Les biohackers se disent conscients des risques inhérents au génie génétique, même s'ils affirment qu'ils sont très gérables. Un petit groupe de militants de Boston a entrepris de rédiger et de diffuser un ensemble de règles de sécurité et de transparence à l'usage des débutants. Ils souhaitent éviter les accidents et aussi rassurer la population et les pouvoirs publics. Pour sa part, Kay Aull cherche un équilibre entre l'optimisme volontariste propre aux scientifiques et la perspective d'une catastrophe provoquée par un apprenti sorcier : "Le risque de “bioterreur” dont parlent les politiciens ne m'inquiète pas, c'est un fantasme. En revanche, la “bioerreur”, commise par quelqu'un qui croyait bien faire, est un scénario crédible." A noter que DIYbio devrait rester un réseau informel, sans personnalité juridique. Si un de ses membres lâchait dans la nature un OGM nocif et se retrouvait devant la justice, le reste de la bande ne serait pas inquiété directement.

A présent, Tito, Kay, Tim et les autres espèrent que, sous leur impulsion, des milliers d'autodidactes vont bientôt s'initier à la génétique dans leur garage ou leur chambre d'étudiant. En jouant sur leurs PC avec le code génétique des plantes, des animaux et même de l'homme, des jeunes surdoués feront des découvertes théoriques imprévues et iconoclastes. Ensuite, grâce aux nouveaux instruments de laboratoire en "design libre", ils se livreront à toutes sortes de manipulations génétiques, hors de tout contrôle. Leur liberté d'imagination et leur fraîcheur d'esprit leur permettront de rivaliser avec les chercheurs des grands laboratoires, de plus en plus bridés par des impératifs commerciaux ou des contraintes juridiques et bureaucratiques.

Pour attirer de nouvelles recrues au-delà du petit monde des hackers, les biomilitants californiens ont commencé à se faire connaître de la population de la région de San Francisco, très ouverte aux innovations. Ils participent à des salons professionnels, des conférences, des foires aux inventions. Ils envisagent de créer un logo et de confectionner des autocollants, des tee-shirts et des casquettes. Première victoire, ils ont attiré dans leur groupe quelques "amateurs purs". Micah Zuorski, un viticulteur de la région, a tout à apprendre, mais il a envie de participer à ce qu'il considère comme la grande aventure du XXIe siècle : "Le génie génétique va révolutionner notre vie. Il est essentiel que ce savoir ne soit pas confisqué par l'Etat et les multinationales. Dans ce domaine comme dans les autres, il faut revenir aux racines du rêve américain, rendre le pouvoir au peuple." Déjà, des écoliers de la Silicon Valley se sont abonnés au blog de DIYbio.

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