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Le ‘Blob’ : la créature qui affole les biologistes

Publié le 24 Mai 2017 à 00H00 Modifié le 23 mai 2019
Le ‘Blob’ : la créature qui affole les biologistes

Ce n’est ni un végétal, ni un animal. Juste  une simple cellule, unique, mouvante et... intelligente !  Vincent Nouyrigat  a ausculté  ce véritable prodige de l’évolution.

Contexte

Depuis une décennie, les recherches en cognition ont élargi la notion d’intelligence aux invertébrés et aux plantes, capables de comportements étonnamment sophistiqués. Mais ces organismes pluricellulaires – sans cerveau – ne s ont peut-être pas les seuls êtres pensants : les scientifiques se tournent désormais vers des créatures encore plus primitives.

Cela ressemble à une grosse blague de biologiste. Imaginez un organisme ni animal, ni végétal, ni champignon, formé d’une unique cellule gigantesque – susceptible de couvrir 10 m2, voire plus – raffolant de flocons d’avoine et de blancs d’œuf. Drôle. Imaginez maintenant que cet être unicellulaire rampant et baveux soit capable de résoudre sans effort des problèmes de mathématiques, d’apprendre de nouveaux comportements et même de transmettre ces enseignements à ses congénères ; en clair, une sorte de moisissure savante. Très drôle… Mais non, pas drôle du tout : « Cet organisme, Physarum polycephalum , existe bel et bien sur Terre depuis au moins 500 millions d’années et prospère dans les sous-bois », tance Audrey Dussutour, la spécialiste mondiale de cet ovni au Centre de recherche sur la cognition animale (université Paul-Sabatier, Toulouse). « Nous l’appelons entre nous ‘Blob’, en référence à un film d’horreur américain de 1958 qui faisait de Physarum l e personnage principal cherchant à envahir la planète. » « C’est un organisme totalement fou, incroyable, fascinant », souffle Carsten Janke, spécialiste des eucaryotes à l’Institut Curie (Paris). Aussi chevronnés soient-ils, les biologistes qui se sont penchés sur le Blob l’ont toujours trouvé furieusement étrange : horriblement difficile à placer sur l’arbre du vivant – il vient seulement d’être classé parmi les amibozoaires –, bizarrement organisé avec cette seule cellule comprenant des millions de noyaux baignant dans le même cytoplasme, franchement envahissant avec sa tendance à déborder des boîtes de Petri du jour au lendemain à une vitesse de croissance pouvant atteindre 4 cm par heure. Sans parler de sa faculté à « ressusciter » après avoir subi une franche dessiccation ou de ses comportements alimentaires et sociaux très variables d’une souche à l’autre ; « Ces cellules montrent des personnalités bien différentes » , sourit Audrey Dussutour.

Le Blob est capable d’apprentissage

Dans une expérience publiée en avril 2016, 210 Physarum polycephalum (en jaune) ont été exposés chaque jour, à la même heure, à de la nourriture (en blanc) séparée par une substance répulsive – mais inoffensive. D’abord hésitantes, les cellules franchissent de plus en plus facilement ce pont ; elles ont donc appris que le produit était sans danger – et s’en sont souvenu le lendemain.

Il stocke et transmet des informations

Autre expérience, fin décembre 2016 : des Physarum poly cephalum éduqués à la quinine fusionnent avec des créatures « naïves » et leur transmettent leur apprentissage.

Or, une nouvelle excentricité vient de s’ajouter à la liste : les dernières expériences dirigées par la chercheuse française montrent que cette créature primitive jaunâtre serait tout bonnement… intelligente. Intelligente, c’est-à-dire capable de résoudre des problèmes ? Difficile à croire alors que Physarum est constitué d’une seule cellule et donc dépourvu du moindre neurone ou système nerveux. « Vu de l’extérieur, il ressemble à un système stationnaire et inerte, reconnaît Christopher Reid, expert en systèmes naturels complexes à l’université de Macqua-rie (Australie). Mais sa véritable nature se révèle au microscope : on y voit un réseau hautement complexe et dynamique de tubulures, à travers lesquelles circule le contenu de la cellule à un rythme soutenu, accompagné parfois de brutales accélérations. » Physarum est en fait constamment agité de contractions, qui s’accélèrent en présence d’un signal alimentaire ou social intéressant puis se propagent au reste de la cellule. « Ces ondes coopèrent de sorte qu’elles déplacent la masse cellulaire dans une direction bien précise, un peu comme un intestin ou de la ‘matière active' » , complète Marc Durand, physicien au laboratoire Matière et systèmes complexes (université Paris 7). Chacune des parties du Blob réagit ainsi aux conditions locales en suivant des règles simples, et fait émerger, de proche en proche, un comportement général comparable à celui des colonies d’insectes sociaux et leur intelligence collective.

Il réalise des calculs sophistiqués

Exposé à 36 sources de nourriture figurant des gares ferroviaires de Tokyo (points blancs), Physarum est parvenu à former un réseau au moins aussi efficace que celui conçu par les ingénieurs – et moins coûteux.

Depuis maintenant dix ans, les scientifiques s’amusent à soumettre cet organisme primitif à des franchissements d’obstacles, des labyrinthes, des casse-tête, et à la résolution de problèmes d’optimisation de réseaux très ardus comme le système ferroviaire de la métropole de Tokyo. A la manière d’un réseau vasculaire,  » Physarum réalise de véritables calculs corporels » , lance Toshiyuki Nakagaki, l’un des pionniers du sujet au laboratoire d’éthologie mathématique et physique de l’université d’Hokkaido (Japon). Toutes ces épreuves remportées haut la main ont valu au Blob plusieurs publications dans Annals of Improbable Research et, en 2010, un Ig Nobel, destiné aux travaux scientifiques qui font rire.

Jargon

L’habituation est la forme la plus simple d’apprentissage. Ce comportement doit satisfaire neuf critères, dont la décroissance du temps de réponse à la stimulation et la réaction propre à un stimulus bien spécifique.

Pourtant, le Blob mérite d’être pris au sérieux ! En avril 2016, l’équipe d’Audrey Dussutour publiait les résultats d’une expérience autrement plus pertinente : 210 Physarum ont été séparés de leur nourriture par un pont enduit de quinine ou de caféine, deux substances amères inoffensives mais très répulsives pour eux. Résultat : réticents au début, les spécimens ont petit à petit intégré que l’endroit était sans danger, formant des ramifications vers le garde-manger, et ne montrant plus aucune hésitation lorsqu’ils étaient confrontés une nouvelle fois à ces substances. « Ils ont répondu aux critères très précis de ce que l’on appelle l’habituation [voir Jargon, ci-contre] : une forme simple mais indéniable d’apprentissage » , s’enthousiasme Audrey Dussutour.

IL ÉDUQUE SES CONGÉNÈRES

Ce n’est pas tout : l’équipe de chercheurs toulousains mettait ensuite en évidence, après six mois d’expériences méticuleuses, que ces créatures pouvaient se transmettre entre elles ce nouvel acquis ! Après être entré en contact avec un spécimen éduqué à la quinine, un Blob « naïf » n’avait plus aucune objection à franchir la zone répulsive ; ce nouveau comportement adaptatif intervenait à partir de trois heures de contact, le temps pour les Blobs de former une tubulure entre eux. Un choc ? A vrai dire, de nombreux travaux ont révélé, ces dernières années, les capacités d’apprentissage des invertébrés (voir S&V n°1144) et même de certains végétaux (voir S&V n°1146). Après tout, il est parfaitement logique qu’un organisme puisse s’adapter aux conditions fluctuantes de son environnement s’il veut survivre. Mais la question restait jusqu’ici beaucoup plus débattue pour les êtres vivants les plus simples et élémentaires qui soient sur Terre, les unicellulaires. « Les expériences menées sur les bactéries ne sont toujours pas convaincantes, car plusieurs générations se succèdent durant la manipulation, marquant les effets de la sélection naturelle plutôt que l’adaptation d ‘un individu » , argumente Audrey Dussutour. Le cas de Physarum ne fait, lui, pas de doute. « Ces expériences sont très bien menées, convaincantes et élégantes » , réagit par exemple Philippe Vandenkoornhuyse, chercheur au laboratoire Ecosystèmes, biodiversité, évolution (université Rennes 1). « Le cas du Blob montre que des problèmes quel’on percevait jusqu’ici comme très sophistiqués peuvent être résolus par des mécanismes relativement simples » , soulève Simon Garnier, spécialiste de l’intelligence collective à l’université Rutgers (Etats-Unis). « Cela démontre clairement que les comportements intelligents ne sont pas l’apanage des animaux pourvus d’un cerveau, mais qu’ils sont accessibles à des formes de vie de tous horizons » , évoque Christopher Reid. A ce titre, Physarum témoignerait d’une des formes originelles de l’intelligence, apparue bien avant les premières ébauches de systèmes nerveux. « Il faut sortir de l’opinion stupide que les organismes primitifs sont stupides ! » , lance à son tour Toshiyuki Nakagaki.

A quoi pourrait bien servir le Blob ?

Physarum polycephalum n’est pas qu’un sujet de fascination. « On nous reproche de consacrer du temps à cette créature, mais je suis convaincu que ce genre d’étude peut être utile à la science appliquée » , soutient le biologiste Carsten Jancke. Exemple : une équipe de biophysiciens de l’université de Brême (Allemagne) s’appuie sur le réseau de tubulures formé par le Blob pour étudier et combattre l’afflux sanguin au sein de tumeurs cancéreuses. Autre créneau envisagé, la bio-informatique : la structure de la créature inspire en effet à certains chercheurs de nouvelles architectures de calcul informatique.

DES RÉACTIONS EN CHAÎNE

Merveilleux. Mais comment font ces organismes pour apprendre, réfléchir, prendre des décisions ? Quelle partie du Blob serait susceptible de traiter et transmettre l’information ? Et où pourrait bien se loger sa mémoire ? Plusieurs hypothèses sont en cours de test, dont celle de l’épigénétique. Selon ce scénario, des récepteurs de la membrane du Blob – qui restent à découvrir -réagiraient au stimulus et entraîneraient une cascade de réactions moléculaires modifiant l’expression de certains gènes ; l’équivalent biochimique du déferlement électrique qui se produit entre les neurones d’un cerveau « ordinaire ».

« Nous sommes en train de tester sur Physarum des formes plus complètes d’apprentissage, comme celui par association, à l’image du chien de Pavlov , confie Audrey Dussutour.

Nous voudrions aussi tester si le Blob est capable d’intégrer et transmettre deux informations à la fois… Vous n’imaginez pas le nombre de chercheurs qui nous soumettent leurs hypothèses ou nous suggèrent de nouvelles expériences. Le Blob ne nous appartient plus ! » « Etudier ces organismes à la marge est très précieux, défend Carsten Jancke. Les biologistes se sont jusqu’ici concentrés sur quelques mammifères, drosophiles, vers ou levures, mais nous manquons encore d’une vision large des possibilités offertes par l’évolution. » Des possibilités qui peuvent parfois paraître délirantes ou anecdotiques, mais qui finissent par faire réfléchir…

Un article issu du n°1197 de Science & Vie
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