Reportage

Dans le secret du yopo, hallucinogène d'Amazonie

Au sein d'une communauté d'Indiens Piaroa, dans la jungle du Venezuela, le chaman Bolívar nous initie au narcotique qui provoque «une descente aux enfers, puis une renaissance».
par Simon Pellet-Recht, envoyé spécial dans le monde magique
publié le 31 octobre 2015 à 18h47

«Le yopo ouvre le chemin au vrai pouvoir, à la vraie connaissance, celle à laquelle l'homme moderne n'a plus accès.» Avec Angel, un vieux hippie avec lequel je m'apprête à faire plus de quarante heures de voiture aller-retour pour rencontrer le chaman José Antonio Bolívar, je m'attends à sombrer dans un monde mystique. D'autres Occidentaux ont fait ce voyage avant moi, cherchant des réponses existentielles dans les enseignements des chamans, mages et rebouteux d'Amérique latine. Certains ont dédié leur vie à cette quête, à l'instar de l'universitaire et écrivain péruvien Carlos Castaneda, parti vivre des années avec le célèbre guérisseur mexicain Don Juan pour découvrir ses pouvoirs cachés.

On ne compte plus les agences de tourisme qui proposent des «tours» pour ingérer des hallucinogènes, comme l'ayahuasca en Colombie ou le peyotl au Mexique, attirant des flopées d'étudiants en mal de sensations fortes ou de professionnels des «médecines» ancestrales. Mais le yopo, une poudre hallucinogène fabriquée par les Indiens du Venezuela à partir de graines écrasées, mélangées à de la chaux et des cendres, puis inspirée par le nez comme de la cocaïne, reste largement inconnue. D'après Angel, qui la consomme comme on reçoit une bonne fessée, elle provoque «une descente aux enfers où tu vois tes erreurs par introspection, puis une renaissance avec une sensation de calme absolu».

Maladies graves et peines d’amour

Partis de Caracas, nous arrivons à Puerto Ayacucho, capitale du monde indigène au cœur de la jungle amazonienne. Le chaman vit à proximité, dans une communauté qu'il a créée en 1979, sortant de la jungle pour enseigner son art et sa façon de vivre aux étrangers qui, depuis des siècles, viennent voler richesses et territoires. José Antonio Bolívar est né officiellement en 1930, mais ses dizaines de petits-enfants assurent qu'il connaissait la région avant la fondation de Puerto Ayacucho, en 1924. Pour eux, aucun doute : le secret de sa longévité réside dans la maîtrise du yopo, qu'ils consomment tous presque quotidiennement. «Grâce à la médecine, grand-père est capable de soigner des maladies graves ou de simples peines d'amour, de provoquer des grossesses ou de purifier les âmes. C'est le plus puissant, il peut changer le contexte des choses», assure Gregori, l'un des petits-fils. Il ajoute : «Le yopo est notre diamant et nous sommes ici pour en partager les reflets.»

Le chaman Bolívar et sa famille accueillent depuis des décennies les voyageurs du rêve accourus du monde entier, et se déplacent régulièrement sur tous les continents à la rencontre d'autres «maîtres». Ils vivent pourtant chichement, sans autres biens contemporains qu'un vieux pick-up et un générateur électrique. Après avoir fumé tabac frais et marijuana, une autre «plante sacrée», en guise d'accueil, on nous emmène dans la churutela. A première vue, la hutte de cérémonie ressemble à une salle de shoot internationale. Les «médecines» apportées par les pèlerins-touristes (des hallucinogènes, principalement) sont disposées religieusement au centre. Nous nous installons tout autour.

Je me présente à Eli, petit-fils et traducteur du chaman. Pour l'interview, Eli, parle immédiatement en dollars. Certes, les Piaroas ne sont pas capitalistes pour un sou et partagent tout ce qu'ils ont avec la communauté, mais il faut de l'argent pour les voyages de grand-père. Et il ne s'agit pas que de monnaie. En acceptant de livrer son image, le chaman perd une partie de son mystère, et Eli aimerait que le dévouement soit mutuel : «Les anthropologues qui viennent ici n'ont rien compris, ils ne se risquent jamais au yopo. Il faut toujours voir son travail comme un art et en accepter les sacrifices. C'est le chemin à suivre si tu veux comprendre.» Il va donc falloir y passer.

Je me prépare comme avant un match de rugby, respectueux de l’adversaire mais confiant, défiant la mort en souriant. Le chaman Bolívar n’officiant qu’une nuit sur deux, ce soir c’est Eli qui écrase la graine verte et propose la poudre à chacun. D’après Angel, prendre du yopo revient à traverser le Styx dans les deux sens. Je décide donc ne pas me jeter à corps perdu dans la barque de Charon sans avoir fait ami-ami. Petite dose.

Opération à cœur ouvert

L’effet est immédiat. Il faut rester calme et ne pas bouger. Les traces sur le sol commencent à tourner jusqu’à former un cercle. Je redescends assez vite, en même temps qu’Eli, dont la langue se délie. C’est alors que j’entrevois l’intérêt du yopo pour les Piaroas : il oblige les gens à s’asseoir et prendre le temps de penser et d’écouter. C’est une opération à cœur ouvert. L’ambiance générale invite à la confiance, le yopo nous a tous fragilisés. Eli voudrait que tous ceux qui traitent avec les Piaroas prennent du yopo en signe de respect, ce qui ne facilite pas les relations avec le gouvernement…

Les Indiens considèrent plus généralement cette «médecine» comme un moyen de défense face aux envahisseurs, depuis les conquistadors jusqu'aux nouveaux mineurs d'or, en passant par les protestants évangéliques qui, arrivés dans les années 1960, ont entraîné dans leur sillon la majorité de la communauté. D'autres groupes de l'Amazonie se défendent physiquement et dépouillent les assaillants, eux utilisent la force de l'esprit. D'après l'étudiant en droit Eli, des dragons faits d'or et de diamants voleraient au-dessus de ces rondouillettes collines noires et ruisselantes qu'il appelle «montagnes sacrées», et ceux qui ne les respectent pas disparaîtraient sans laisser de traces. Intimidant et touchant à la fois.

Alors que la nuit avance et que les autres se réveillent progressivement, Eli commence à conter, mot après mot. Les Grands-Pères originels, le Daim qui a créé les hommes après avoir pris du yopo, les frères ennemis… Les Indiens n’ont pas de livre sacré, ils ne transmettent leur religion que par voie orale. C’est un peu long au milieu de la nuit, heureusement les hamacs ne sont pas loin.

Essaims de guêpes et fourmis noires

Au lever du jour, les «guerriers du yopo», les petits-enfants du chaman, sont déjà tous réveillés. Ils «s'entraînent à dormir peu». La culture des Piaroa est fondée sur le sacrifice, et les rites d'initiation y sont violents. Les apprentis chamans doivent affronter des essaims de guêpes, supporter les piqûres d'énormes fourmis noires ou passer un aiguillon de raie à travers leur langue. Ce matin, les hommes fabriquent une nouvelle hutte car l'ancienne s'effondre. «C'est à cause du yopo, c'est si puissant que les convulsions des gens ont fait bouger un pilier», assure Eli.

Le deuxième soir, le chaman Bolívar commence la cérémonie vers minuit. Il tape avec une pierre sur le sol, et le courant s’éteint! Allongé dans un hamac, le vieil homme à la santé de fer se lance pour deux heures de chants à la lueur de deux bougies, maracas à la main. Je prends la même dose que les autres cette fois: autant ne pas être venu pour rien. Vais-je entrevoir l’origine du monde ?

Je contrôle puis ferme les yeux, et voilà que m’apparaît un livre volant dans un couloir blanc au milieu d’une nuée de papillons. Semi-déception. L’hallucination n’aura rien provoqué de plus que l’évocation d’une aspiration personnelle, mais il est extraordinaire de pouvoir déclencher ses rêves à l’envi. Les écoutilles à nouveau ouvertes après une heure de «voyage», une fugace euphorie m’envahit. J’ai envie de danser, la musique est sympa, mais l’ambiance ne s’y prête pas. La palabre reprend puis laisse place aux songes.

Expérience interdite aux femmes

Le réveil est difficile. Le repas unique, les moustiques, le manque de sommeil commencent à faire leur effet. Nous partons pour une autre communauté avec le chaman. A voir comment les militaires détournent le regard quand nous passons un barrage routier, j’ai l’impression d’être un compagnon de Moïse devant la mer Rouge. Le respect inspire le respect, et José Antonio Bolívar est adulé par sa communauté.

Arrivés à la nuit tombée, nous rencontrons Josefina, centenaire, tante et nourrice du chaman Bolívar. Le yopo n’est pour rien dans sa longévité : les femmes piaroa n’ont pas accès à cette source de pouvoir magique et politique. Pour les amateurs de jeunesse éternelle, la recette se compose de poisson, de manioc et de travail au quotidien, ni plus ni moins. Ici, le chaman paraît ravi : c’est au cœur de l’Amazonie qu’a démarré sa croisade pacifique et pacificatrice.

Nombre de ses initiés commencent pourtant à faire des cérémonies de yopo en ville, sans chaman. Des dizaines de personnes se réunissent, en général dans une maison, sous la houlette de «guides spirituels». Mais la tendance touristique n'inquiète pas les Piaroa. Selon Eli, «maîtriser la puissance du yopo nécessite des décennies d'expérience et il faudrait apprendre notre langue, ne serait-ce que pour entrevoir les pouvoirs de grand-père». Sur le départ, un arc-en-ciel vient nous saluer, ultime hommage du chaman Bolívar aux étrangers venus le rencontrer.

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