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Comment la France est devenue pionnière dans l'élevage d'insectes

Si la France a raté le tournant d'Internet dans les années 2000, elle semble mieux préparée à la révolution de la « novel food ». Deux start-up ambitionnent d'être des leaders mondiaux dans l'élevage d'insectes pour l'alimentation animale.

Dans l'entrée de l'usine Ynsect à Damparis (Jura), on trouve une sculpture scarabée d'Edouard Martinet.
Dans l'entrée de l'usine Ynsect à Damparis (Jura), on trouve une sculpture scarabée d'Edouard Martinet. (©Anabelle Michon pour Les Echos Week-End)

Par Laura Berny

Publié le 17 janv. 2020 à 07:00Mis à jour le 17 janv. 2020 à 18:41

Dans sa « fermilière » à côté de Dole dans le Jura, Antoine Hubert, le cofondateur d'Ynsect, n'est pas peu fier de montrer son usine pilote, construite en 2015 : la première à avoir automatisé l'élevage d'insectes et la plus importante du monde à ce jour . Habillés de pied en cap d'un casque, d'une combinaison de protection et de couvre-chaussures, nous pénétrons dans la salle des « machines », là où les techniciens surveillent l'ensemble des opérations sur de multiples écrans. Derrière les grandes baies vitrées, il n'y a personne, seulement des robots qui fonctionnent toute la journée. Ce sont eux qui emmènent les piles de bacs de larves grouillantes de scarabées des racks de leur zone d'élevage - qui s'élèvent jusqu'à 15 mètres de hauteur - vers les zones de nourrissage ou de triage.

Une fois arrivés à maturité, les vers sont « dévitalisés » avec de la vapeur d'eau chaude, stérilisés, broyés et ensachés. Chaque jour sort près d'une tonne de farine. « Ce ne sont pas des volumes énormes, mais nous vendons déjà tout et cela montre que notre technologie peut fonctionner à grande échelle », explique Antoine Hubert, l'esprit désormais tourné vers la prochaine étape : son projet Farmying, soutenu par Bruxelles et le partenariat public-privé Bio-Based Industries.

Vue sur la salle des machines de l'usine Ynsect à Damparis (Jura).

Vue sur la salle des machines de l'usine Ynsect à Damparis (Jura).©Anabelle Michon pour Les Echos Week-End

D'une toute autre dimension, la nouvelle usine doit ouvrir ses portes l'an prochain, à Poulainville près d'Amiens. Elle emploiera près de 80 employés au départ (contre une quarantaine à Dole), produira 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, entre 20 000 et 25 000 tonnes de farine par an. « D'une surface totale d'environ 40 000 m2 et d'une hauteur de 35 mètres pour la zone d'élevage, cette ferme verticale va coûter près de 100 millions d'euros. Ce sera alors la plus importante du monde », assure Antoine Hubert avant d'ajouter qu'il pourra même augmenter l'unité pour « atteindre à terme les 50 000 tonnes »

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La production s'intensifie

De quoi attirer les industriels de l'alimentation animale et végétale qui ont besoin de gros volumes pour le marché en pleine croissance de l'aquaculture et de la nourriture pour animaux de compagnie (pet food). « Avec le prix de la farine de poisson qui a plus que triplé en vingt ans à 1 500 dollars la tonne, la farine d'insectes devient une alternative et un complément de plus en plus intéressant pour les fabricants d'aliments », estime Antoine Hubert. « D'ici à 2030 ou 2040, la production de protéines d'insectes pourrait avoisiner les 500 000 tonnes voire plus », anticipe Hélène Ziv, la directrice de l'approvisionnement et de la gestion des risques pour l'activité Cargill Nutrition animale, un des géants du secteur.

L'intérêt des industriels est tel qu' InnovaFeed, une autre start-up française qui produit, elle, des mouches soldats noires, a signé en juin dernier un accord avec Cargill . « Courant sur plusieurs années, il prévoit de nous prendre près de 60% de notre future production - le reste étant déjà promis à d'autres fabricants - ainsi qu'une coopération en matière de recherche-développement et de marketing », se réjouit Clément Ray, cofondateur de cette start-up créée en 2016 qui s'est fait vite connaître en nourrissant les truites vendues par Auchan.

InnovaFeed va ouvrir en avril la première tranche de son usine à Nesle, grâce au coup de pouce de la région.

InnovaFeed va ouvrir en avril la première tranche de son usine à Nesle, grâce au coup de pouce de la région.DR

Après avoir créé un site pilote en 2017 à Gouzeaucourt, près de Cambrai d'une capacité de 1 000 tonnes, la start-up va ouvrir en avril la première tranche de son usine à Nesle - encore dans les Hauts-de-France, grâce au coup de pouce de la région - qui devrait produire entre 7 000 et 8 000 tonnes de farine en 2020.

En ce mois de décembre humide et frais, les murs sont déjà érigés et le montage des racks bien avancé dans la zone d'élevage grande comme un terrain de football. Au printemps, ce sera la plus grande usine de production d'insectes du monde. Fin 2021, une fois la deuxième tranche construite, elle devrait même fabriquer près de 15 000 tonnes de farine. Mais à cette date, le site d'Ynsect sera plus important…

Un potentiel énorme

Les deux start-up se voient-elles en rivales ? « Nous sommes complémentaires car nous n'occupons pas tout à fait le même segment de marché vu que nous n'élevons pas le même insecte », souligne Antoine Hubert. « Le potentiel de marché est si énorme qu'il y a de la place pour plusieurs fournisseurs, admet Clément Ray. Pour autant, c'est une course où les gros mangeront les petits, compte tenu des barrières technologiques et financières à l'entrée », ajoute le patron d'InnovaFeed qui prépare une nouvelle levée de fonds ce premier semestre avec ses partenaires Temasek et Creadev, qui devrait porter ses ressources à près de 250 millions d'euros (fonds propres et prêts bancaires). De quoi permettre à la start-up de préparer sereinement sa prochaine étape : la construction de cinq autres sites en Europe, Etats-Unis et Asie du Sud-Est dans les prochaines années, pour atteindre une production d'environ 100 000 tonnes.

Antoine Hubert, cofondateur d'Ynsect.

Antoine Hubert, cofondateur d'Ynsect.©Edouard Jacquinet pour Les Echos Week-End

Les projets d'Ynsect sont encore plus ambitieux : « Notre objectif est d'installer une quinzaine d'usines d'ici 2030 en Europe, en Asie et en Amérique du Nord, ce qui devrait au total nécessiter dans les 5 milliards de dollars d'investissement », détaille Antoine Hubert, qui peut déjà s'appuyer sur un « carnet de commandes de 100 millions de dollars pour les années à venir ».

D'où le succès de sa dernière levée de fonds en février dernier (125 millions de dollars), emmenée par Astanor avec la participation notamment de Bpifrance et Talis Capital. « Cette opération a fait d'Ynsect la start-up la plus capitalisée hors des Etats-Unis dans l'agritech en 2019, avec 175 millions de dollars au total. Et elle ne devrait pas s'arrêter là », relève Ariane Voyatzakis, responsable de l'agroalimentaire à la direction de l'innovation de Bpifrance, qui accompagne la société depuis 2014.

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Des cultures écologiques

Les investisseurs se pressent sur ce marché qui pourrait peser 8 milliards de dollars d'ici à 2030, selon les dernières estimations de Barclays. « Alors que la population mondiale ne cesse de croître et que la surpêche épuise les ressources halieutiques, le développement des protéines alternatives est devenu l'un des piliers de notre stratégie d'investissement, confirme Benoît Valentin, en charge du private equity à Temasek. C'est l'une des raisons qui nous a poussé à investir dans le secteur. » Convaincu par son modèle circulaire et la présence du family office d'Auchan (Creadev) à son capital, le fonds singapourien est entré au tour de table d'InnovaFeed fin 2018.

Chez Ynsect à Damparis, toutes les opérations sont automatisées et pilotées à partir de la salle des machines.

Chez Ynsect à Damparis, toutes les opérations sont automatisées et pilotées à partir de la salle des machines.©Anabelle Michon pour Les Echos Week-End

La culture des insectes se révèle en effet des plus écologiques… Non seulement ce sont des aliments naturels des poissons qui sont - on a tendance à l'oublier - des carnivores, mais leur élevage permet un modèle zéro déchets. Les scarabées, mouches et autres grillons sont nourris avec les coproduits de l'agriculture végétale (betteraves, céréales, fruits, etc.), ce qui explique l'installation des fermes dans les zones agricoles.

Entourée par les champs de betteraves, la future usine d'InnovaFeed à Nesle est seulement séparée d'une amidonnerie de Tereos par un chemin de fer. Grâce à un accord avec le sucrier, ses mouches seront ravitaillées en vinasses et autres biodéchets directement par un rack aérien. « Cela générera une économie de transport de 9 000 camions par an », se félicite Clément Ray.

La France à la pointe de l'innovation

Comme les mouches soldats noires ont besoin d'une température de 30 °C, l'usine sera par ailleurs chauffée grâce à la vapeur d'une centrale biomasse bois voisine. « Nous récupérerons par tuyaux près de 90 gigawattheures de leur énergie fatale », indique l'ingénieur centralien passé par McKinsey. À l'inverse, Ynsect envisage de vendre à ses voisins l'énergie fatale que la production de ses scarabées va entraîner… L'huile d'insectes est également valorisée, en remplaçant celle de soja ou de coco. Quant aux déjections, elles servent à fabriquer des fertilisants qui peuvent bénéficier aux agriculteurs voisins. La boucle est bouclée…

Curieusement, la France se retrouve donc à la pointe de cette nouvelle filière de l'agritech alors qu'elle est loin de briller en aquaculture . Sa forte tradition agricole, la qualité de sa recherche agronomique et un écosystème devenu très favorable à l'innovation expliquent en partie cette percée. Une volonté forte aussi : « L'Europe importe près de la moitié des tourteaux de poissons ou de soja dont elle a besoin. Nous devons produire plus de protéines. Un argument qui a fini par porter puisqu'en 2017, la Commission européenne a autorisé l'alimentation à base d'insectes dans l'aquaculture et la pet food », déclare Antoine Hubert, qui préside également le lobby européen des producteurs d'insectes (IPIFF).

Une fois arrivés à maturité, les vers de farine sont réduits en poudre.

Une fois arrivés à maturité, les vers de farine sont réduits en poudre.©Anabelle Michon pour Les Echos Week-End

Au-delà de ces raisons, l'avance française dans ce secteur s'explique aussi par l'émergence d'une nouvelle génération d'entrepreneurs plus écolos. « Nous sommes tous passionnés par notre projet et notre objectif n'est pas de faire la culbute financière et de vendre. D'ailleurs si c'était le cas, nous aurions choisi un autre secteur que l'agriculture ! Nous voulons avant tout créer une activité durable et utile », insiste l'ingénieur agronome de 36 ans, avant de préciser qu'Ynsect est « une entreprise à mission » en passe d'avoir le « label le plus exigeant aujourd'hui en matière environnementale », celui de l'américain Bcorp.

Evaluation des risques

Déjà vaste, le marché pourrait s'élargir encore davantage s'il s'ouvrait à l'alimentation des porcs et des volailles dans l'Union. « L'enjeu est de taille si les entreprises arrivent à démontrer les effets positifs des insectes sur la santé des animaux », pointe Ariane Voyatzakis. L'Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA) planche actuellement sur l'évaluation des risques. « Nous espérons aboutir prochainement », avance Antoine Hubert. « Compte tenu des engagements pris par la filière, des volailles nourries à l'huile d'insectes vont pouvoir être commercialisées en France à partir de mi-2020 », se réjouit Clément Ray.

Clément Ray, cofondateur d'InnovaFeed.

Clément Ray, cofondateur d'InnovaFeed.©Edouard Jacquinet pour Les Echos Week-End

Quant à la consommation humaine directe, nos deux champions français n'y croient pas trop à court terme en raison d'éventuels risques sanitaires mais surtout des freins réglementaires (c'est encore interdit en France, même si certains pays européens l'autorisent temporairement dans l'attente, là aussi, des conclusions de l'EFSA) et psychologiques. « En Europe, cela devrait rester un marché de niche pour les véganes ou les millennials », pronostique Ariane Voyatzakis. Cela n'empêche pas cependant d'autres start-up françaises comme Jimini's, FoodChéri (Sodexo) ou Micronutris (Veolia) de transformer leurs grillons en sablés apéritifs, burgers et autres barres énergétiques…

Scarabée ou mouche soldat noire ?

Sept insectes ont été autorisés par l'Union européenne en 2017 pour l'alimentation des poissons, crustacés, chiens et chats à condition qu'ils soient nourris avec des produits d'origine végétale. « Le scarabée Tenebrio molitor - et sa larve appelée ver de farine - choisi par Ynsect est de nos régions et offre de très bonnes performances nutritionnelles et sanitaires (antimicrobiens), supérieures même à celles des poissons », selon Antoine Hubert. En outre, ce coléoptère est grégaire et ne vole pas, ce qui permet d'augmenter les volumes plus facilement. Un bémol toutefois : sa larve met environ deux mois à arriver à maturité, contre sept jours pour la mouche soldat noire. C'est la raison qui a poussé InnovaFeed à opter pour ce diptère, qui a « le plus de potentiel pour la production de masse », estime Clément Ray. Toutefois, cette mouche est un insecte tropical vivant autour de 30 °C. Cela limite le risque d'invasion mais nécessite du chauffage. En outre, il faut prévoir un grand espace pour installer des volières car elle a besoin de voler pour se reproduire…

Les fonds levés par cinq start-up de l'agritech

En millions de dollars cumulés à fin 2019

175Ynsect(France, créée en 2011)

122AgriProtein(Afrique du Sud, 2008)

120EnviroFlight(Etats-Unis, 2009)

55InnovaFeed(France, 2016)

45Protix(Pays-Bas, 2009)

Source : Crunchbase

Des risques sanitaires a priori limités

Ynsect et InnovaFeed ont chacune des dizaines de chercheurs, basés notamment dans leurs laboratoires d'Evry au Genopole. Ceux-ci étudient la génétique des scarabées et des mouches, leur réaction à différents types d'alimentation, les modalités de leur reproduction ou encore les éventuels risques sanitaires dont ils seraient porteurs. Ynsect travaille également avec l'Inra et l'université Jules Vernes d'Amiens et a déposé 26 brevets à ce jour. Il n'y a acutellement aucun cas connu de transmissions à l'homme de maladies ou de parasites par la consommation d'insectes. Il peut en revanche y avoir des allergies comme pour les crustacés. Poussée par la FAO qui voit dans l'entomophagie un moyen efficace de contribuer à la sécurité alimentaire mondiale ainsi que par les start-up positionnées sur ce secteur, l'Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA) planche sur l'évaluation des risques en vue d'ouvrir le marché des insectes aux porcs et aux volailles, ainsi qu'à l'alimentation humaine directement. Ses résultats devraient être publiés cette année.

Par Laura Berny

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