Jeux vidéo : pourquoi les patchs day one sont-ils devenus la norme ?

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Jeux vidéo : pourquoi les patchs day one sont-ils devenus la norme ?

Pierre Crochart

07 novembre 2021 à 09h21

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© Shutterstock
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Cette routine, vous la connaissez bien. Pressés de vous lancer à corps perdu dans le jeu que vous attendez depuis des mois, vous allongez le pas dans l’espoir d’arriver au plus vite chez vous et d’introduire le disque salvateur dans votre console. Quand soudain, vos espoirs se retrouvent douchés par le téléchargement d’une mise à jour pouvant parfois atteindre plusieurs dizaines de gigaoctets. Un patch day one. Encore.

Cette pratique est malheureusement devenue la norme dans l’industrie du jeu vidéo. A fortiori depuis l’avènement des consoles de jeu connectées en permanence à Internet. Mais si ce procédé est relativement indolore pour les joueuses et joueurs ayant la chance d’être raccordés à la fibre, il horripile les moins bien lotis en matière de connexion.

De façon plus globale, la méthode du patch day one interroge sur ce que les éditeurs considèrent être l’état acceptable de commercialisation d’un jeu. Lorsqu’on repart d’un magasin avec un jeu sous le bras, n’est-on pas en droit d’attendre que celui-ci soit terminé ; dans un état optimal ?

C’est justement ce que regrettent la plupart des détracteurs de cette approche. Mais il serait simpliste de considérer le patch day one comme un caprice de développeurs tatillons. Autant l’écrire : au vu des enjeux commerciaux que supporte aujourd’hui l’industrie vidéoludique, il est tout bonnement impossible de s’en passer.

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C’était mieux avant ?

Pour comprendre comment nous en sommes arrivés à devoir télécharger des patchs aussi volumineux aujourd’hui, il faut évidemment jeter un coup d’œil dans le rétroviseur.

Il n’est pas rare de voir certaines personnes s’étonner que des jeux sortis il y a 20 ou 30 ans n’aient pas eu besoin de ce genre de procédés au moment de leur sortie. Il suffisait de glisser le CD-ROM dans le lecteur et de laisser la magie opérer. Mais il faut garder plusieurs choses en tête pour s’assurer que nous comparons des choses qui peuvent l’être.

© Shutterstock
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D’abord, les jeux vidéo datant du siècle dernier étaient infiniment moins complexes qu’aujourd’hui. La 3D n’a fait son apparition qu’au mitan des années 90, et même un jeu aussi techniquement ambitieux que The Elder Scrolls : Morrowind — et son aire de jeu de 24 km2 — ne pesait qu’un petit gigaoctet sur les disques durs de l’époque (le jeu est sorti en 2002).

Ensuite, nous parlons d’une époque (le début des années 2000), où seules 361 millions de personnes bénéficient d’un accès à Internet. Un accès dont les plus anciens se souviennent bien des limitations, qui plus est. Les joueuses et joueurs d’alors, infiniment moins nombreux qu’aujourd’hui, ne font pas forcément partie des heureux élus. Les développeurs n’ont ainsi pas d’autre choix que de livrer un jeu « parfait » ; exempt de bugs et sur lequel rien ne devra être rajouté a posteriori.

Enfin, il faut bien se rendre compte qu’à l’époque l’industrie du jeu vidéo est très loin de peser aussi lourd qu’aujourd’hui. En 2000, le marché mondial représente un peu moins de 40 milliards de dollars, contre 179,7 milliards de dollars en 2020. Il va sans dire que les enjeux financiers étaient moindres à l’époque. Rappelons que le jeu vidéo est aujourd’hui l’industrie culturelle la plus lucrative au monde.

Et ce statut s’accompagne évidemment d’une certaine pression de la part d’investisseurs, pour lesquels faire un bon jeu est moins important que de l’inscrire dans un certain calendrier financier.

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Concevoir un jeu vidéo est toujours un pari

Ce ne sont pas les développeurs indépendants qui nous contrediront ici : concevoir un jeu vidéo est un pari. Que vous vous appeliez Eric Barone et canalisiez votre énergie pendant cinq ans pour fabriquer Stardew Valley sur vos économies, ou Microsoft, prêt à allonger près de 500 millions de dollars pour offrir à Halo une suite digne de ce nom sur consoles de nouvelle génération.

Dans le dernier cas, l’enjeu est peut-être même encore plus grand. La raison ? Plus le nombre de personnes impliquées dans un projet est élevé, plus les conséquences d’un éventuel ratage sont grandes.

Une partie de l'équipe de 343 Industries à Kirkland © Microsoft
Une partie de l'équipe de 343 Industries à Kirkland © Microsoft

Et l’on a beau avoir les poches profondes, le budget alloué à un jeu vidéo n’est pas étirable à l’envi. Tôt ou tard, il va falloir assurer aux producteurs et investisseurs un retour sur investissement. Et il arrive malheureusement qu’il soit plus intéressant économiquement pour eux de pousser vers la sortie un jeu qui n’est pas terminé que de retarder sa commercialisation.

Car le report d’une sortie non plus, n’est pas anodin. Cela signifie des salaires à payer sur une plus longue durée, des heures supplémentaires à couvrir, ou encore des frais de marketing à prolonger. Aussi, pour certains studios (chaque cas de figure est bien entendu différent), le dilemme peut se résumer à sortir un jeu non terminé mais générer des revenus, ou retarder la sortie du jeu et ainsi perdre la confiance des investisseurs.

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La fameuse étape de la certification

Vous vous demandez peut-être ce que tout cela a à voir avec la choucroute. Mais il nous fallait en passer par là pour vous donner une image globale qui va prendre forme dans quelques instants.

Il ne vous aura pas échappé que, depuis plus de 10 ans, rares sont les titres à ne sortir que sur une seule plateforme. Plus rares encore sont ceux à n’être disponibles que sur PC. Il faut dire qu’il serait pour le moins audacieux de se passer d’un marché potentiel de plus de 200 millions d’âmes. Le problème, c’est qu’il ne suffit pas de se mettre sur son 31, d’aller toquer chez un consolier la bouche en cœur et de lui soumettre votre envie de distribuer votre jeu sur sa machine.

Pour que la sortie d’un jeu puisse être avalisée sur console, elle doit d’abord passer l’étape de la certification. Une étape qui, quand elle est validée, donne la plupart du temps son feu vert au pressage de la fameuse version « Gold » d’un jeu — celle qui est prête à être gravée sur le Blu-ray et commercialisée.

Les joueurs se font pourtant beaucoup de fausses idées au sujet de la certification. A fortiori depuis le cas d’école Cyberpunk 2077, dont les versions PS4 et Xbox One sont à peine jouables. C’est qu’il ne faudrait pas confondre certification et Quality Assurance (QA). Le département QA d’un studio de jeu vidéo a pour vocation d’inspecter minutieusement un jeu à la recherche de bugs ou de dysfonctionnements, puis de faire passer le mot aux développeurs afin que cela soit corrigé. La certification, elle, n’a pas grand-chose à voir.

Il faut considérer cette étape comme un examen. Le jeu est présenté aux constructeurs de consoles dans un état que l’éditeur considère être « final », ou en tout cas suffisamment correct pour qu’il puisse être commercialisé, et celui-ci doit répondre point par point au cahier des charges fixé par Sony, Microsoft et Nintendo. Un cahier des charges dont les exigences varient pour chaque constructeur — Microsoft, par exemple, veut que l’on puisse accéder au menu Xbox depuis n’importe quel écran du jeu ; Nintendo, lui, refuse que certains jurons soient inclus dans les sous-titres.

Il faut donc, pour résumer :

  • Remplir un formulaire complexe et rejoindre une file d’attente
  • À l’obtention d’une date, préparer un build du jeu pouvant être considéré non seulement comme commercialisable, mais prenant également en compte les exigences propres à chaque constructeur
  • Croiser les doigts pour que la certification soit accordée. Car dans le cas contraire, il faudra recommencer toute la démarche une fois que le jeu rentrera dans les clous. Y compris attendre son tour dans la file d’attente avant de pouvoir soumettre son jeu au constructeur.


Dans un article passionnant détaillant le processus de certification des jeux, le développeur Rami Ismail (Nuclear Throne) nous propose de visualiser la « cert », comme il l’appelle, comme « un gigantesque livre de cases à cocher ».

Celles-ci ne sont pas seulement très nombreuses, elles peuvent varier selon le pays dans lequel le jeu va être lancé. « Certaines sont très sensées (par exemple, le jeu ne doit pas crasher), d’autres sont raisonnables (si vous restez sur le menu principal du jeu pendant 24 heures, est-ce que le jeu tourne toujours ?) et d’autres encore peuvent paraître obscènes (si vous branchez et débranchez rapidement une manette, le jeu sait-il quoi faire ?) », explique le développeur avec un humour teinté de vécu.

Vous l’aurez compris à la lecture de ces quelques exemples : le processus de certification n’est pas un playtest en bonne est due forme. On pourrait le résumer grossièrement en un agrégat de conditions techniques qu’un jeu doit remplir pour pouvoir être lancé sur une console. La plus importante d’entre-elles étant de ne pas casser ladite console, bien entendu. Précisons toutefois que la certification ne concerne que les versions console d’un jeu. Steam, GOG, Humble et autre Epic Games laissent à l’éditeur la pleine responsabilité de ce qu’ils publient sur leurs magasins en ligne.

Les stores PC ne sont pas concernés par l'étape de la certification © Shutterstock
Les stores PC ne sont pas concernés par l'étape de la certification © Shutterstock

Il s’agit là d’un processus décrit comme très bureaucratique. Le contenu du jeu n’est jamais remis en question. Aussi, et au vu des délais d’attente qui peuvent s’allonger avant de pouvoir effectivement soumettre son jeu à la certification, les éditeurs n’hésitent pas à envoyer des builds très tôt afin d’avoir le temps de se mettre aux normes avant la date de sortie d’un jeu. Cyberpunk 2077, encore lui, avait notamment obtenu sa certification « Gold » en octobre dernier. Soit un peu plus de deux mois avant sa mise en rayon.

Or, Rami Ismail nous apprend qu’à cause de tous ces délais de certification qui doivent être pris en compte, « un build “Gold” date d’environ 1 à 3 mois avant la sortie du jeu ». Vous avez bien lu : dans le cas du jeu de CD Projekt RED, la version officiellement validée par Sony et Microsoft pourrait donc dater de la fin de l’été.

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De la triste nécessité des patchs day one

Cette version, c’est celle qu’ont découvert les joueurs console s’ils n’ont pas connecté leur PlayStation ou Xbox à Internet et ainsi empêché le téléchargement du patch day one de plus de 40 Go. C’est aussi celle à laquelle ont eu droit les journalistes sous embargo pendant leur test, avant que le fameux patch ne leur soit livré en avance.

Au menu ? Des bugs en pagaille, une optimisation aux fraises, et des godemichets dans tous les sens. Bon.

Tout cela pour dire qu’entre le moment où un jeu est soumis à la certification et le moment où il arrive effectivement dans les étals, il est évident que les développeurs continuent de cravacher pour peaufiner leur copie. Autant de changements qui se retrouvent compilés dans un patch qui, selon l’ampleur de la tâche, peut atteindre un certain poids.

Le plus rageant dans l’histoire ? Les patchs doivent également passer par la case certification avant d’obtenir le feu vert des constructeurs de consoles et d’être déployés. Voilà qui explique, notamment, pourquoi certains patchs sortent plus rapidement sur PC que sur les machines de salon.

Une situation aussi irritante pour les joueurs qu’elle est frustrante pour les développeurs qui ont sué sang et eau pendant des années pour mettre au monde leur jeu.

Les patchs day one ne seraient alors qu’un symptôme d’une industrie dont l’appétit ne fait que croître, oubliant au passage de faire preuve de lucidité quant aux délais effectifs de développement d’un jeu. C’est d’ailleurs ce type de mécanismes et toutes les deadlines qu’il impose qui encourage certains studios à pratiquer le crunch, dont nous vous parlions en détail dans un dossier dédié.

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