Laminarité et aviation légère

(Première partie)

Alain BUGEAU
Aérodynamicien chez Dassault

Cet article va tenter d'apporter quelques réponses aux questions concernant la place de la laminarité dans l'aviation légère, et d'établir un panorama, non exhaustif, de l'état de l'art appliqué à nos machines volantes. La laminarité des écoulements sur les surfaces aérodynamiques peut être associée directement à un gain de performances par diminution de la traînée de frottement, d'où le grand intérêt des concepteurs et constructeurs pour l'apprivoiser! Mais il ne suffit pas de la décréter pour l'avoir, il faut s'en occuper sérieusement! Nous verrons les conditions nécessaires à satisfaire pour obtenir et préserver ce type d'écoulement sur les avions légers. Nul doute, les constructeurs de planeurs allemands ont été les précurseurs dans ce domaine, les planeurs, premières machines réalisés en matériaux composites, représentent donc un saut technologique dans l'amélioration des performances (Glasflugel " Libelle", premier planeur tout composites produit en grandes quantités). Le planeur a toujours été une machine de prédilection pour l'aérodynamicien (formes pures, absence d'interaction avec le GMP), et il semble logique que les premières machines d'aviation légère à s'être frottées au laminaire appartiennent à cette catégorie.

D'autre part la recherche de performances toujours plus élevées pour la compétition en vol à voile a provoqué une dynamique de recherche sans équivalent pour les avions. Les "dispositifs" favorisant l'extension des écoulements laminaires sur avion (profils, formes en général, techniques de construction) sont donc apparus plus tard et aussi plus partiellement. Néanmoins des réalisations récentes montrent que ce retard est en train de se combler, et que ce progrès technique vient à point pour nous faire faire aussi des économies.

Les écoulements laminaires - turbulents et la transition :
le but de ces rappels n'est pas de détailler les lois de comportement de la couche limite laminaire, ni le mécanisme de la transition, mais de donner quelques points de repères physiques permettant d'apprécier qualitativement les différents facteurs régissant l'écoulement autour des surfaces aérodynamiques.

Un écoulement laminaire peut être caractérisé par une distribution de vitesse U (U=O à la paroi, et U=Ue vitesse à la frontière de la couche limite) organisée en tranches parallèles entre elles et sans composante de vitesse dans les deux directions perpendiculaires (Y et Z).

L'écoulement turbulent, lui, est caractérisé par une superposition de vitesses de perturbation u', v', w' (composantes sur les trois axes X, Y et Z d'un repère lié à la vitesse moyenne U), entraînant un " échange fluide chaotique " dans toute l'épaisseur de la couche limite.

Une manière rapide de comparer laminaire et turbulent consiste a examiner l'expression de la contrainte pariétale de cisaillement (force par unité de surface), au moyen de la relation suivante : Tp = m(du/dy) = 1/2.r.Ve2.Cf local (relation 1) avec r : masse volumique, u vitesse, y direction perpendiculaire (ou normale) à la vitesse u.

La partie gauche de cette relation indique que Tp est proportionnel à m, viscosité de l'air, et au gradient de vitesse à la paroi (du/dy). Cette relation appliquée successivement à un écoulement de type laminaire puis turbulent permet de comprendre simplement la différence quantitative entre frottement laminaire et turbulent. L'expérience montre (peignage de la couche limite avec un tube Pitot) que les profils de vitesse diffèrent sensiblement comme le montre la figure 1. Le profil de vitesse turbulent est beaucoup plus plein que le laminaire, et la vitesse locale à une hauteur donnée de la paroi est plus importante qu'en laminaire : l'écoulement accélère plus vite en s'éloignant de la paroi pour une couche limite turbulente. A partir de la figure 1, il est facile de voir que le gradient de vitesse du/dy à la paroi est bien plus important en turbulent qu'en laminaire, et en revenant à l'expression de la relation 1, que la contrainte de cisaillement ou bien le coefficient de frottement local Cf apparaissant dans la partie droite de la relation est plus important.

Maintenant, chiffrons les valeurs des coefficients de frottement laminaires et turbulents : la figure 2 montre l'évolution du Cf en fonction du nombre de Reynolds (sans dimension) de l'écoulement Re = Ve.L/n, produit de la vitesse de référence de l'écoulement (dans notre cas ce sera la vitesse de vol de notre avion) par une longueur de référence (généralement la corde moyenne aérodynamique de l'aile), et divisé par la viscosité dynamique n de l'air.

Les résultats expérimentaux obtenus sur plaque plane montrent la différence obtenue entre régimes laminaire et turbulent. Si l'on se positionne à un nombre de Re donné, par exemple 106, on s'aperçoit que le coefficient de frottement peut prendre deux valeurs : 0,0045 en turbulent et 0,0013 en laminaire. Il existe un rapport voisin de quatre entre les deux régimes. Deux questions apparaissent alors : pourquoi un écoulement est plutôt turbulent que laminaire, et quel phénomène physique fait qu'étant laminaire un écoulement ne le reste pas, on dit qu'il transitionne. Ces phénomènes sont en vérité fort complexes, et dans cet article on ne s'intéressera qu'à leurs descriptions.

La figure 3-1 montre les évolutions schématiques des grandeurs moyennes dans une couche limite avec transition, tandis que la figure 3-2 montre l'évolution des fluctuations. Le passage de laminaire à turbulent entraîne des modifications sensibles de ces paramètres qui seront utilisés ultérieurement dans les prochains chapitres. La figure 3-3 présente un évolution temporelle typique (relevé de vol) d'une fluctuation e' pouvant être, après étalonnage, transformée en contrainte pariétale Tp'. Pour revenir au phénomène physique concernant le changement de régime, tout le monde peut faire l'expérience du robinet ou observer la fumée d'une cigarette : à une certaine distance du robinet ou de la cigarette, l'écoulement cesse de se produire par tranches bien parallèles et devient désordonné. Ces constatations simples sont de même nature que celles apparaissant sur la figure 3, concernant la plaque plane. La valeur du nombre de Reynolds de transition sur plaque plane est voisine de 500.000 (Re critique) Plusieurs causes interviennent dans le mécanisme du déclenchement de transition, et parmi celles-ci on peut noter:

  • le taux de turbulence de l'écoulement (lié directement à la valeur de fluctuation de vitesse u').
  • la valeur de la fluctuation de pression p' (autrement dit le "bruit")

Si ces deux fluctuations ne sont pas suffisamment faibles ou amorties, il y a peu de chances (au sens statistique) que l'écoulement demeure laminaire, et plus le parcours sera étendu le long de la plaque plane, suivant le tube de courant à la sortie du robinet, ou bien encore suivant la hauteur de la volute de fumée, et plus "on ira vers la transition", vers le régime turbulent.

D'autres causes favorisant la transition existent (elles seront évoquées par la suite), par contre il en existe une qui tend à l'éloigner et va nous aider à dessiner des "corps laminaires " utilisables sur nos machines volantes. Si l'écoulement est accéléré le long de la plaque plane par exemple, on constate que la zone de transition est repoussée : un gradient de pression négatif (dKp/dS inférieur à zéro) est favorable et amortit les fluctuations précédemment évoquées ... jusqu'à un certain point où la couche limite finit par transitionner de nouveau. Mais on a gagné en distance, en surface mouillée à faible coefficient de frottement.

Dans le cas des "corps volant réels " (fuselages, profils d'ailes), on ne peut indéfiniment prolonger l'accélération de l'écoulement sans repasser par une recompression qui, elle, est néfaste du point de vue de l'amortissement, provoquant la transition et l'apparition du régime turbulent. Ces particularités vont être discutées plus en détail au chapitre suivant.

D'autre facteurs interviennent dans les mécanismes de déclenchement de transition : rugosités, imperfections de surfaces, ondulations, marches - ces différents points seront discutés en détail dans la deuxième partie de cet article.

* Ecoulements laminaires sur les plans porteurs et les fuselages.
1) Plans porteurs.
a) Laminarité sur les profils d'ailes : avant d'examiner plus en détail le comportement de la couche limite sur les profils, il est souhaitable de faire la remarque suivante : " Il n'existe pas plus de profils laminaires que de profils turbulents". Ces expressions sont trompeuses car on pourrait croire que certains profils sont laminaires jusqu'au bord de fuite, et d'autres turbulents dès le bord d'attaque. Si cette dernière notion est employée dans les calculs théoriques pour initialiser un calcul avec un point d'arrêt turbulent, il n'en reste pas moins vrai que tout profil comporte dans la réalité une partie laminaire, qui peut évidemment être réduite à quelques petits pour cents de corde.

Le chapitre précédent a montré le comportement sur plaque plane avec l'existence d'un nombre de Reynolds critique, pour lequel la transition apparaît. Sur les profils, la valeur de ce " Re critique plaque plane " peut largement être dépassée, et le facteur permettant de repousser plus loin la transition (à savoir l'existence d'une accélération dKp/dS inférieur à zéro) est implicitement contenu dans l'épaississement du profil à partir du bord d'attaque. Il y a création d'un champ de vitesse favorable à l'amortissement des fluctuations u' et p'. L'idée qui s'impose naturellement est de reculer le maître-couple du profil au maximum (zone du minimum de pression pour un profil symétrique à incidence nulle) afin d'étendre la zone pour laquelle on observe une accélération de l'écoulement.

Cette façon de faire entraîne vite des limitations, on ne peut rechercher l'extension maximum de laminarité sans se préoccuper des conséquences induites sur le fonctionnement du profil. La figure 4 montre que plus on recule le maître-couple, plus la recompression (dKp/dX) est grande après le minimum de pression. Une comparaison, entre un profil symétrique ancien (NACA 0012) et un profil laminaire moderne, illustre bien l'influence de la position du maître-couple sur la forme de la répartition de vitesse (figure 5).

La figure 6, relative à un profil symétrique, montre que si le recul du maître-couple diminue le Cxp, la plage de traînée minimum ("bosse laminaire ") voit son étendue diminuer. En effet, en incidence la transition apparaît plus vite à l'extrados pour le profil à maître-couple reculé (recompression plus importante à l'extrados après le minimum de pression). Cette figure 6 illustre bien aussi la notion de taux d'échange (compromis) lors du choix de profil par le concepteur : à égalité de nombre de Re, il est possible de diminuer la valeur du Cxp min, mais au détriment de la plage de portance pour laquelle ce coefficient de traînée est minimum. Autrement dit, on échange un faible Cxp sur une plage donnée de Cz contre un Cxp plus élevé mais sur une plage de portance plus vaste.

Cette " bosse laminaire ", centrée dans ce dernier exemple autour du Cz nul, peut se décaler à des coefficients de portance positifs correspondant à différents points de vol. Ce décalage se fait en donnant de la cambrure au profil.

Comment évolue la traînée de profil (traînée de profil et traînée de pression) en fonction du nombre de Reynolds ? En dehors des cas particuliers académiques où le profil serait entièrement laminaire ou turbulent, ou bien encore lorsque le point de transition reste fixé, l'évolution du coefficient de traînée de profil (Cxp=f(Re) se présente de la façon suivante :

  • tout d'abord, diminution de Cxp avec Re : la couche limite laminaire étant assez étendue, c'est la diminution du Cf laminaire qui "fait " la diminution du coefficient Cxp.
  • puis comportement plus complexe où le point de transition remontant vers l'amont tends à augmenter la traînée par diminution de l'étendue laminaire sur le profil et par augmentation du Cf moyen laminaire sur cette même zone. La zone turbulente augmente en étendue mais avec un Cf moyen qui diminue.
  • enfin, une fois le point de transition remonté vers l'amont du profil (position limite amont), c'est la diminution du Cf turbulent avec Re qui est prépondérante et qui entraîne de nouveau la réduction de traînée.

Ce comportement est illustré sur la figure 7 pour des profils symétriques à incidence nulle du NACA (différentes épaisseurs relatives). La figure 8 montre des résultats expérimentaux pour un profil NACA de 18 %, et la figure 9, des résultats de calcul provenant du catalogue Eppler. Ces derniers résultats montrent en particulier l'évolution de la position de la transition en fonction de l'incidence et du nombre de Reynolds, pour l'écoulement à l'intrados et à l'extrados. Ce chapitre sur les profils (volontairement limité en taille car le sujet est immense) a principalement évoqué l'influence de la position du maître-couple sur la position de la transition et de la traînée. D'autres facteurs interviennent et l'ensemble représente une étude particulière. Les ouvrages spécialisés traitant ce sujet sont répertoriés dans les références 1 à 3 en fin d'article.

b) Laminarité sur les plans porteurs : les machines d'aviation légère sont en général pourvues de voilures et d'empennages de forme en plan rectangulaire ou trapézoïdale ne présentant pas d'angle de flèche notable (moins de 10°) sur la ligne des foyers. Dans ces conditions, les résultats obtenus sur les profils bidimensionnels (sans envergure) sont transposables aux surfaces aérodynamiques générées à partir de ces profils 2D. Les lignes de courant sur les voilures peuvent être considérées à peu prés parallèles à l'écoulement infini amont, et l'écoulement sur la voilure peut être assimilé à une juxtaposition d'écoulements sur des profils.

Pour les voilures présentant des angles de flèche relativement important (plus de 20 à 25°), comme on en trouve sur les VariEze et LongEZ, ou bien encore sur des dérives avec des flèches de bord d'attaque très prononcées (dans le but d'éloigner le foyer de la dérive pour la stabilité latérale), on constate que la couche limite transitionne sensiblement plus tôt comparé aux résultats 2D. Ce problème ne sera pas détaillé dans cet article (sujet trop délicat et compliqué à exposer " simplement" mais on peut retenir les deux causes suivantes :

Pour une aile droite se raccordant à un fuselage, siège d'un écoulement déjà transitionné, on peut considérer qu'une très faible tranche d'envergure devient turbulente par contamination, et l'augmentation de traînée pour la voilure est pratiquement négligeable. Il n'en est plus de même pour une voilure de flèche conséquente, la voilure peut se retrouver alors entièrement transitionnée, la perte au niveau bilan de traînée étant alors sensible.

Des critères de transition, prenant en compte l'angle de flèche au bord d'attaque et le rayon de profil au bord d'attaque, permettent de calculer des valeurs de Reynolds critiques au-delà desquelles apparaît la transition.

Des transitions, relevées en vol sur des appareils avec voilure en flèche, sont présentées dans la deuxième partie de cet article. Il convient donc de se méfier des flèches de bord d'attaque trop prononcées si l'on veut ne pas trop perdre de laminarité par rapport à la potentialité des profils 2D.

2) Laminarité sur les fuselages : la plupart des appareils d'aviation légère comportent le groupe motopropulseur disposé à l'avant du fuselage, excepté les formules " nouvelles " où le moteur est central avec arbre de transmission entraînant une hélice dite propulsive. Vu le dessin de la grande majorité des capotages de nez pour les configurations tractives, on serait tenté de déclarer que la couche limite dans ces régions de fuselage (sans tenir compte du sillage d'hélice) est certainement bien turbulente ! Néanmoins, comme on le verra dans le chapitre consacré aux contraintes d'utilisation, les résultats ne sont pas aussi tranchés que l'on pourrait croire, et pour peu que la forme soit soignée, un capot moteur bien dessiné pourrait présenter des zones de " pseudo-laminarité" sur des surfaces baignées par le sillage d'hélice. Les figures 10 et 11 montrent ce qu'il faut entendre par capot moteur "Majoritaire " et capot bien dessiné. On ne s'intéressera donc, dans ce chapitre, qu'aux fuselages avec hélice arrière ou bien aux planeurs, machines aérodynamiques de référence.

Le raisonnement déjà développé pour les profils, à savoir la création d'un gradient de pression favorable pour repousser l'apparition de la transition, s'applique aussi tout naturellement pour les fuselages, étant donné que leurs géométries naturelles implique en général une croissance plus ou moins régulière de la section de nez jusqu'au maître-couple. La différence principale par rapport au profil 2D est que l'écoulement est maintenant tridimensionnel et que la répartition de pression (ou de vitesse) le long d'une même forme de génératrice est différente selon que l'on considère un écoulement 2D ou bien un écoulement axisymétrique, le gradient de vitesse étant plus faible dans ce dernier cas. Les résultats disponibles à ce jour dans les rapports spécialisés concernent principalement les formes géométriques simples de révolution. Bien que ces formes semblent assez éloignées des dessins actuellement rencontrés en aviation légère, elles sont malgré tout intéressantes à étudier, les formes de révolution sont proches des fuselages de planeur, et la forme de fuselage avec cabine intégrée semble indispensable si l'on souhaite bénéficier d'une réduction sensible de traînée de frottement.

La figure 12 présente les résultats théoriques et expérimentaux obtenus sur un corps de révolution de rapport "longueur de fuselage sur diamètre du maître-couple " de l'ordre de 4,5 et pour une incidence de O°. L'état de surface correspond au " poli aérodynamique", et le nombre de Re calculé sur la longueur de fuselage total est de 13,4.106. L'expérience et le calcul s'accordent bien pour prédire un emplacement de transition vers 68% de la longueur du corps, légèrement après la position du minimum de pression . Ce résultat, obtenu sur un fuselage quelque peu " académique" permet malgré tout d'apprécier l'étendue de laminarité qu'il est possible d'obtenir pour un nombre de Reynolds donné. L'exemple de la figure 13 représente un fuselage type avion d'affaires (Piaggio Avanti par exemple), et ce résultat est beaucoup plus transposable à un projet d'avion léger à propulsion arrière avec cabine intégrée. Le nombre de Reynolds est de 40,8.106, ce chiffre correspond à un fuselage de 7 mètres de longueur se déplaçant à la vitesse de 74 m/s (265 km/h) à 0 m d'altitude. Les courbes de coefficient de pression, tracées sur les méridiennes inférieure et supérieure, permettent de se rendre compte que là aussi, les transitions apparaissent peu après la position du minimum de pression.

Une optimisation de la forme de ce fuselage a été effectuée en rajoutant de la cambrure à la ligne moyenne de fuselage dans la partie avant (ce qui redonne en plus de la visibilité à l'équipage). La figure 14 montre le résultat de cette modification sur la position du minimum de pression et l'augmentation de laminarité qui en découle. La figure 15 montre un effet d'incidence obtenu sur un corps de révolution ayant servi de base à une étude de fuselage de planeur à l'Université de Stuttgart (Réf. N°4). Le fait de rajouter une voilure (calée à 3°5 sur la référence fuselage) ne modifie pas sensiblement le gradient favorable de la méridienne inférieure, augmente de manière sensible l'accélération de l'écoulement sur la méridienne supérieure par rapport à la distribution de vitesse " fuselage seul", mais au prix d'une recompression plus forte de l'écoulement en arrière du bord de fuite de l'aile (figure 16).

* Faisabilité d'un fuselage laminaire de type "têtard" pour l'avion léger : un concept proposé par différents concepteurs dans le passé, et qui vient peut être maintenant à l'idée du lecteur, est le suivant : dans le cadre d'un projet de monomoteur léger avec hélice arrière (fuselage avant "sans perturbations", pourquoi ne pas maximiser la surface mouillée baignée par la couche limite laminaire à faible coefficient de frottement, et minimiser celle à grand coefficient de frottement correspondant à l'écoulement turbulent ? Autrement dit, la partie de fuselage renfermant l'habitacle, éventuellement le compartiment moteur dans le cas d'une configuration avec arbre de transmission nécessitant le plus de volume dans un fuselage donné, serait le siège d'un écoulement à bas coefficient de frottement, tandis que la partie arrière supportant les empennages serait turbulente mais avec une faible surface mouillée.

La figure 17 illustre ce concept de "fuselage têtard ". Cette idée, a priori séduisante, repose sur l'idée qu'une recompression importante de l'écoulement, suite à un rétreint prononcé, est supportable si la couche limite est turbulente et non fatiguée:

L'exemple présenté dans la figure 17 accuse donc un dessin bien particulier qui permet à environ 65% de la surface mouillée du fuselage d'être le siège d'un écoulement laminaire. Pour donner un ordre de grandeur du gain de performance, " la surface mouillée laminaire " permet d'économiser environ 25 à 30 ch de puissance en palier à 300 km/h, par rapport au même fuselage "tout turbulent".

La distribution surfacique des coefficients de pression est présentée sur la figure 18. Celle, concernant le paramètre de forme H, permettant de reconnaître la nature de la couche limite, est tracée sur la figure 19. Le gain sur la puissance nécessaire, à vitesse donnée, pourrait laisser croire que le concept " marche bien ". Mais ce gain provient uniquement de la différence des coefficients de frottement laminaires et turbulents et il convient de s'intéresser à l'arrière du fuselage, où le calcul indique la présence d'un décollement turbulent.

L'analyse d'une ligne de courant, associée à cette zone décollée, montre l'évolution des paramètres caractéristiques de la couche limite (cf. figure 20). Cette ligne de courant, initialisée au nez du fuselage, est tracée en surimpression sur la représentation surfacique du paramètre de forme H (figure 19). En se déplaçant le long de cette ligne, on trouve successivement la zone laminaire correspondant sensiblement à l'étendue du gradient de pression favorable (dKp/dS inférieur à zéro), la zone de gradient nul (dKp/dS égal à zéro) avec apparition de la transition caractérisée par le changement de valeur du paramètre de forme H (passant de 2,5 à 1,4), l'augmentation de l'angle de cisaillement Béta qui, associé à la recompression, provoque le décollement turbulent de le couche limite à la fin du rétreint de fuselage.

Un autre aspect du problème, n'apparaissant pas sur les résultats de calcul présentés ici (calcul 3D, singularités en fluide parfait, calcul de couche limite par méthodes intégrales), concerne l'épaississement important de la couche limite qui n'est pas pris en compte dans le calcul (boucle ouverte) dans la zone de la poutre de queue. Si l'on considère l'épaisseur de couche limite autour du maître-couple de fuselage, on conçoit physiquement que cette couronne fluide, de faible épaisseur mais de grand circonférence, va se transformer sur la poutre de queue de faible diamètre en couronne de faible circonférence mais de forte épaisseur. L'épaisseur de déplacement qui en résulte va modifier la forme du fuselage " vu" par l'écoulement potentiel et modifier ainsi la traînée de pression (dans le sens d'une augmentation malheureusement !).

On constate donc une deuxième " amputation" sur le gain théorique de laminarité étendue de fuselage avant. Des itérations sur la forme de fuselage ont été effectuées. Elles montrent qu'il faut réduire assez sensiblement le rétreint du fuselage afin d'adoucir la recompression d'une part (suppression du décollement), et de ne pas trop augmenter la traînée de pression d'autre part. En jouant sur la progressivité du rétreint, et en augmentant le diamètre de la poutre de queue, on arrive à trouver un compromis minimisant la traînée globale du fuselage.

Au terme de cette petite étude de fuselage type "têtard", le lecteur aura maintenant conscience qu'on ne peut fabriquer des écoulements accélérés pour obtenir ou favoriser la laminarité, sans se préoccuper de la façon dont on va " terminer l'avion ", au risque de perdre beaucoup sur ce que l'on croit avoir gagné...

Références
1) "Theory of wing sections", Ira H. Abbott et Albert E. Von Doehnhoff. Dover Publications, New York.
2) "Airfoil design and data", Richard Eppler, Springer Verlag, Berlin, Heidelberg, New-York.
3) "Catalogue des profils Worthmann", F. X. Worthmann, Institut fur Aerodynamik une Gasdynamik der Universitat Stutgart, 1972.
4) "Wind tunnel measurements of bodies and wing-body combinations ", D. Althaus, Institut fur Aerodynamik und Gasdynamik der Universitat Stuttgart.



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